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RÊVES SIONISTES AU PAYS DU CÈDRE

RÊVES SIONISTES AU PAYS DU CÈDRE

Bien avant la naissance d’Israël, les promoteurs du « foyer national juif » en Palestine revendiquaient l’incorporation d’une grande partie du Liban méridional à leur futur État. Ils entendaient notamment s’assurer le contrôle des importantes réserves hydrauliques de la région. Les invasions du pays du Cèdre par Tel-Aviv, en 1978 et 1982, répondaient, entre autres, à ces impératifs.

 

(PAR OLIVIER PIRONET)

 

 Lorsque, en mars 1978, Israël envoie un contingent de 25000 soldats envahir le Liban sud, au prétexte d’empêcher les infiltrations des fedayins de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) sur son territoire, l’offensive (1) ravive des souvenirs encore brûlants. La partie méridionale du pays a déjà subi de nombreuses agressions depuis la création de l’État d’Israël (14 mai 1948), notamment lors de la guerre de 1948-1949 – les troupes israéliennes occupent alors la région pendant plusieurs mois –, et connu des tentatives de déstabilisation dans les années 1950. Elle a dû également faire face à des campagnes de bombardements et des raids aériens menés à partir du milieu des années 1960 contre les bases du Fatah palestinien ou destinés à détruire des infrastructures hydrauliques majeures.

 

De surcroît, le nom de code de cette vaste opération baptisée « Litani », en référence au grand fleuve parcourant le Liban sud, remet sur le devant de la scène un vieux dessein sioniste qui fait craindre des visées expansionnistes de la part des Israéliens. Les inquiétudes des Libanais se fondent sur les revendications territoriales formulées soixante ans auparavant par les dirigeants sionistes pour leur projet d’État en Palestine. Dès 1916, alors que sont négociés les accords Sykes-Picot entre la France et le Royaume-Uni sur le partage des possessions ottomanes au Proche-Orient (2), les représentants du mouvement national juif, dont Chaim Weizmann et David Ben Gourion (3), réclament l’extension de la frontière nord de la Palestine jusqu’aux régions bordant la partie sud du Litani – soit près de cinquante kilomètres au-delà de la limite septentrionale de l’actuel État d’Israël. Trois ans plus tard, ils déposent lors de la conférence de paix organisée à Paris un mémorandum précisant leur vision des contours géographiques du « foyer national juif » que leur a promis le ministre des affaires étrangères britannique, Arthur Balfour, le 2 novembre 1917. La frontière nord de l’État envisagé par les sionistes en Terre sainte, censé couvrir un territoire « aussi vaste que possible », doit partir, selon eux, des environs de Saïda (sud-ouest du Liban) et traverser le pays du Cèdre pour rejoindre le mont Hermon (sudest), en englobant notamment les villes de Naqoura, Tyr, Nabatieh, etc. Autrement dit, l’essentiel du Liban méridional doit leur revenir.

 

Le fleuve Litani pour objectif

L’un des principaux arguments développés dans le mémorandum concerne la viabilité économique de ce « foyer national », un territoire semi-aride, tributaire de son approvisionnement hydraulique. Pour les responsables sionistes, « il est d’une importance

vitale non seulement de contrôler toutes les ressources en eau irriguant déjà le pays [la Palestine historique], mais aussi d’être capable de les conserver et de les maîtriser à leurs sources » (4). Or une partie de ces sources – en surface ou souterraines – se trouvent au Liban sud, qui forme un immense réservoir d’« or bleu » : ainsi de la rivière Hasbani, l’un des affluents du Jourdain, qui alimente le lac de Tibériade, et du mont Hermon, « véritable père des eaux dans la région ». Plus grande artère fluviale du pays du Cèdre, le Litani, quant à lui, constitue une source majeure d’approvisionnement hydrique et de production d’énergie. Bordé de terres fertiles, il doit « contribu[er] au développement » du « foyer national » et y être en partie intégré. Dans une lettre adressée à lord Balfour en 1920, Weizmann insiste sur le « facteur économique colossal » que représente l’annexion du bassin sud du fleuve au futur « État des Juifs » dont rêvait Theodor Herzl.

 

Les sionistes développent un autre argument, d’ordre idéologique cette fois, pour expliquer leur projet de colonisation au Liban sud. Au nom du droit d’antériorité que leur confère selon eux la Bible, invoquée pour justifier le titre de propriété historique dont jouiraient les Juifs sur la Terre sainte – « la Bible est notre mandat », résumera Ben Gourion dans une formule restée célèbre –, ils se tournent vers le livre sacré pour appuyer leurs revendications : le territoire de la tribu hébraïque des Nephtali, réparti sur les rives du Litani, et celui des Asher, dans la région de Saïda, ne formaient- ils pas la lisière nord d’« Eretz Israël » (5), les deux anciens royaumes du peuple hébreu dont les frontières du futur État devraient épouser les contours ? Les sionistes évoquent ainsi le cas emblématique des membres de la petite communauté juive de Saïda (6), qui se présentent comme les « habitants de Sidon [le nom biblique de Saïda], située en Eretz Israel (7) ». Soucieux de favoriser l’implantation de colonies à Saïda et convaincu du potentiel économique de la province, Weizmann, qui a parcouru le Liban en 1907, se fait à l’époque l’ardent promoteur d’un plan de développement régional axé sur l’industrie de l’huile d’olive, du savon et du citron (8).

 

Paris oppose un refus catégorique

Malgré une intense campagne de lobbying auprès des Britanniques et des Français, puissances mandataires, respectivement de la Palestine et du Liban, à partir de 1920, les sionistes n’obtiennent pas gain de cause : en 1923, après le refus catégorique que leur oppose Paris, le tracé de la frontière de quatre-vingts kilomètres entre les deux pays est adopté. Il maintient la région tant convoitée du Liban sud dans les limites du territoire libanais. Pour autant, les dirigeants juifs ne renonceront jamais totalement à leur dessein.

 

En 1978, la publication des mémoires de Moshe Sharett, ancien premier ministre d’Israël (1954-1955) et chef de la diplomatie israélienne de 1948 à 1956, lève le voile sur un plan d’invasion massive du Liban sud fomenté en 1954 par Ben Gourion, Pinhas Lavon (ministre de la défense de 1954 à 1955) et Moshe Dayan, chef d’état-major et futur ministre des armées (1967-1974) (9). Les trois hommes envisagent alors d’envoyer les troupes conquérir la partie méridionale du pays du Cèdre afin de l’occuper durablement et d’y créer un «État chrétien», avec le soutien de maronites alliés à Tel-Aviv. Sharett pèsera de tout son poids pour empêcher l’opération.

 

 

Milice supplétive au Liban sud

Cependant, à peine plus de deux décennies plus tard, alors que la guerre civile fait rage au Liban

Israël impose à la Syrie, dont les troupes sont entrées dans le pays en mai 1976, la mise en place de « lignes rouges» en territoire libanais. Ces « lignes de démarcation» maintiennent l’armée syrienne au nord du fleuve Litani, que Damas s’engage à ne pas franchir sous peine de représailles. Ressuscitant le rêve de Ben Gourion, le régime de Tel-Aviv installe au Liban sud une milice supplétive constituée majoritairement de maronites, l’Armée du Liban libre, rebaptisée bientôt Armée du Liban sud (ALS). L’ALS, qui proclame l’« État du Liban libre » en avril 1979, sert de point d’appui pour contrôler la « ceinture de sécurité»  de 850 kilomètres carrés instaurée par Israël à ses confins nord. Mais elle constitue également un rouage essentiel de la politique de la « bonne frontière», inaugurée par Tel-Aviv en 1976 et renforcée après la nouvelle invasion du Liban, six ans plus tard (10).

Entre 1982 et 2000, cette politique de «normalisation frontalière » mise en œuvre dans la zone méridionale occupée permet notamment aux Israéliens d’exploiter massivement les ressources agricoles et hydrauliques du pays du Cèdre, en particulier les eaux du Hasbani, avant qu’ils soient contraints de se retirer sous les coups de boutoir du Hezbollah. Le retrait est pourtant loin d’être totalement achevé. En 2020, Israël occupe toujours illégalement deux localités stratégiques au Liban sud : une zone agricole de trente kilomètres carrés, dite des « fermes de Chebaa », riche en eau et revendiquée par Beyrouth ; et le versant libanais de Ghajar, un village à cheval sur le Liban et le Golan syrien, saisi par l’armée israélienne lors de la guerre de 2006. Elles sont toutes deux situées au pied du mont Hermon, cet imposant château d’eau brigué par les sionistes depuis cent ans.

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(1) Les Israéliens se retireront en juin, deux mois après le vote de la résolution 425 des Nations unies instaurant une force d’interposition. L’offensive militaire fit plus de 1200 morts parmi les Libanais, essentiellement des civils, et près de 300000 déplacés.
(2) En vertu de ces accords secrets signés le 16 mai 1916, le Liban et la Syrie passent dans le giron de la France. Ils prévoient une tutelle internationale, principalement franco-britannique, sur la Palestine.
(3) Ils deviendront respectivement président (1949-1952) et premier ministre (1948-1954 et 1955-1963) de l’État d’Israël.
(4) Organisation sioniste mondiale, «Mémorandum sur les frontières de la Palestine » (1919), cité dans Jean-Paul Chagnollaud et Sid-Ahmed Souiah, Les Frontières au Moyen-Orient, L’Harmattan, Paris, 2004.
(5) Le terme « Eretz Israël » (« terre d’Israël ») désigne les anciens royaumes bibliques de Juda (sud) et d’Israël (nord).
(6) Jusqu’en 1967, le Liban comptait plusieurs dizaines de milliers de Juifs, contre une centaine aujourd’hui.
(7) Cité dans Laura Zittrain Eisenberg, My Enemy’s Enemy : Lebanon in the Early Zionist Imagination, 1900-1948, Wayne State University Press, Détroit (États-Unis), 1994.
(8) Cf. Laura Zittrain Eisenberg, op. cit.
(9) Lire Yaacov Sharett, «L’État juif et l’intégrité du Liban », Le Monde diplomatique, décembre 1983.
(10) En juin 1982, Tel-Aviv lance l’opération « Paix en Galilée» (100 000 hommes) afin d’éliminer l’OLP. Les troupes israéliennes occuperont le Liban sud jusqu’en mai 2000.