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Geopolitique - Le dossier ukrainien jette un froid sur les relations entre Moscou et Ankara

La Russie s’inquiète de la position turque sur la question, alors que le Kremlin a annoncé il y a une semaine la suspension de ses liaisons aériennes avec la Turquie.

(Par Noura DOUKHI,-  le 19 avril 2021 – OLJ)

 

La tension est montée d’un cran entre Ankara et Moscou au cours des derniers jours. Il y a une semaine, le Kremlin annonçait la suspension des vols vers la Turquie à compter du jeudi 15 avril et jusqu’au 1er juin. Une décision justifiée, selon les dirigeants russes, par le nombre record de contaminations au Covid-19 en Turquie – qui annonçait mardi dernier près de 60 000 nouveaux cas de coronavirus – alors qu’au moins 80 % des cas identifiés chez les Russes revenant de l’étranger concernaient des personnes revenant de la Sublime Porte, selon la chef des autorités sanitaires du pays, Anna Popova, il y a une semaine.

Une annonce lourde de conséquences pour Ankara, alors que la Russie fournit au pays son plus grand vivier touristique, avec près de 2,1 millions de visiteurs l’an dernier. Selon l’Association russe des voyageurs, plus de 530 000 annulations de vols ont été enregistrées. Deux vols par semaine devraient continuer à circuler entre les deux pays, selon le Kremlin.

Les réelles motivations de cette décision ont cependant semé le doute chez de nombreux observateurs, alors que celle-ci coïncide avec la visite du président ukrainien Volodymyr Zelensky auprès de son homologue turc à Istanbul, deux jours plus tôt, marquant les 10 ans de leur partenariat stratégique sur fond de tensions dans le Donbass. Les forces russes, qui ont déployé ces derniers jours des milliers de soldats et d’armements en Crimée, pourraient également se préparer à y déplacer des armes nucléaires, selon le ministre ukrainien de la Défense, Andriy Taran, qui a indiqué que Moscou comptera, au plus tard le 20 avril, 110 000 soldats à la frontière russo-ukrainienne. « La décision russe de suspendre ses vols à destination de la Turquie est un message d’avertissement pour le soutien potentiel de ce dernier pays à l’Ukraine sous la forme de la vente de drones Bayraktar TB2 à Kiev », estime Bilgehan Ozturk, chercheur à la fondation SETA, un think tank basé à Ankara et réputé proche du pouvoir turc, pour qui « Moscou fait part de son inquiétude quant à l’implication potentielle de la Turquie dans le Donbass et tente de la dissuader d’une telle implication en nuisant à son économie ».

Les deux pays sont certes liés par plusieurs accords de coopération dans le domaine de la défense, mais ce sont les drones turcs qui en constituent l’enjeu essentiel. Si Kiev avait déjà acheté une dizaine d’appareils dès 2018, et signé par la suite des contrats prévoyant l’achat de 48 nouveaux drones, la victoire de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie dans la guerre au Haut-Karabakh, en novembre dernier, semble expliquer son désir de s’en procurer davantage, alors que Bakou aurait notamment fait la différence grâce à son acquisition des fameux « TB2 ».

Aux yeux de l’Ukraine, qui produit des composants pour les drones armés Bayraktar, ces armes serviront à lutter contre les séparatistes pro-russes des régions de Donetsk et de Louhansk si un nouveau conflit venait à éclater. Kiev aurait d’ailleurs utilisé pour la première fois, le 9 avril, le drone turc Bayraktar TB2 pour survoler la région du Donbass. De son côté, ce partenariat permet à Ankara de lutter contre les limitations américaines des licences d’export à la Turquie depuis son utilisation du système de missiles russes S-400.

Si les autorités russes n’ont pas évoqué de motivation politique derrière leur décision de suspendre les vols à destination de la Turquie, le vice-ministre russe des Affaires étrangères a exprimé sa méfiance mardi à l’égard de l’achat des drones turcs par Kiev. « De toute évidence, il n’y a guère de quoi se réjouir étant donné que les drones turcs, comme le raconte l’histoire, refont surface quelque part dans le Donbass », a déclaré Sergei Ryabkov. De son côté, son homologue turc lui a rétorqué que son pays avait toujours été transparent sur sa coopération stratégique avec Kiev.

Recep Tayyip Erdogan n’a d’ailleurs pas hésité, au cours de sa rencontre avec Volodymyr Zelensky, à condamner fermement l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, qui avait provoqué un conflit entre les forces ukrainiennes et les séparatistes prorusses, au cours duquel 10 000 personnes ont trouvé la mort et 1,7 million d’autres ont été déplacées. « Le soutien de la Turquie au rétablissement de notre souveraineté territoriale est primordial », a de son côté insisté le président ukrainien.

Contrer l’expansionnisme russe

« Ankara a été cohérent dans sa position vis-à-vis de l’annexion de la Crimée et de l’invasion du Donbass depuis le tout début », observe Bilgehan Ozturk. « Les relations étroites de la Turquie avec la Russie ne doivent pas être considérées comme étant toutes roses », poursuit le chercheur, pour qui les deux puissances sont de « féroces rivaux, concurrents ou mêmes ennemis » dans des théâtres d’opération tels que la Syrie, la Libye et le Haut-Karabakh. La Turquie cherche ainsi à contrer l’expansionnisme russe en Crimée, mais également dans la mer Noire, où Moscou a récemment renforcé sa présence militaire, alors que deux navires de guerre russes ont emprunté ce samedi le Bosphore en direction de cette mer continentale située entre le sud-est de l’Europe et l’Asie Mineure. « L’intérêt de la Turquie est d’équilibrer, à l’aide de ses alliés de l’OTAN, l’influence russe dans la mer Noire et de l’empêcher de s’étendre davantage », indique Bilgehan Ozturk.

Alors que le reïs turc soutient l’Ukraine et plaide également pour son intégration au sein de l’OTAN, ce dernier semble opérer un rapprochement avec l’Alliance, dont la question de l’acquisition turque des S-400 avait jeté un froid sur leurs relations. Mais si Ankara souhaiterait exercer un contre-pouvoir à l’égard de la Russie sur un nouveau terrain stratégique, alors que Moscou fait de temps en temps pression sur la Turquie en frappant ses positions dans le nord de la Syrie, ses moyens semblent limités. « Ankara est dépendante de la Russie pour ses importations d’énergie nucléaire, son tourisme et son commerce. Bien que la Turquie puisse aller loin pour nuire aux mandataires et aux intérêts russes à l’étranger, elle ne peut pas se permettre de nuire à ses relations bilatérales avec Moscou », résume le chercheur.