S’il est parvenu à se rendre maître du jeu syrien, le Kremlin semble également prisonnier de sa stratégie et des ambitions de son allié.
(Par Noura DOUKHI - OLJ - 11 mai 2021)
Faisons un peu de géopolitique (de comptoir). La Russie de Vladimir Poutine est parvenue à atteindre une grande partie de ses objectifs en Syrie, en démontrant sa capacité d’intervention sur un théâtre loin de ses frontières, en sécurisant son accès à la Méditerranée, en brisant son isolement diplomatique, en se positionnant comme une puissance au Moyen-Orient ou encore (et peut-être surtout) en sauvant son allié Bachar el-Assad. Moscou a incontestablement gagné la bataille militaire, mais une fois ce constat dressé, force est de constater qu’il ne parvient pas, depuis maintenant plusieurs années, à convertir ses gains sur le plan politique.
La Russie est quelque part coincée : la Syrie est en ruine (la facture est estimée à plusieurs centaines de milliards de dollars) et les Occidentaux ne veulent toujours pas entendre parler de Bachar el-Assad. À partir de ce constat général, et à l’aune des élections syriennes, de nombreuses analyses ont émergé au cours de ces derniers mois, relayées sur les réseaux sociaux ou dans la presse arabe, évoquant la possibilité pour Moscou d’écarter le président syrien, devenu encombrant, et de le remplacer par une personnalité plus présentable.
Sur le papier, cela repose sur une certaine logique. Les Russes ont dit à de multiples reprises qu’ils n’étaient pas mariés à « Bachar el-Assad » et Vladimir Poutine a bien montré le peu de considération qu’il portait au président syrien à chacune de leurs rencontres. Les Occidentaux pourraient se satisfaire d’une pareille proposition qui leur permettrait de ne pas complètement se renier tout en participant à la stabilisation du pays tandis que les pays du Golfe y verraient un moyen de tenter de réintégrer la Syrie dans le giron arabe avec l’aide de la Russie. Même en interne, le Kremlin aurait pu y trouver son intérêt alors que selon un sondage réalisé en août 2019 par l’institut de recherche national Public Opinion Foundation, seuls 10 % des Russes considèrent l’intervention militaire de leur pays dans la guerre civile syrienne comme un « succès », un chiffre qui a nettement baissé au fil des années.
Aucune alternative
Dans les faits, l’option ne semble toutefois même pas avoir été réellement envisagée. « L’idée qu’à ce stade, avec cette “élection” (qui n’est bien sûr qu’une farce), Poutine envisageait d’évincer Assad est un fantasme », estime Anna Borshchevskaya, spécialiste de la politique russe au Moyen-Orient au Washington Institute, pour qui les actions du président russe jusqu’à présent montrent que ce dernier ne voit aucune alternative à M. Assad dans un proche avenir. « Tout ce que je vois sortir de Moscou s’inscrit également dans la même ligne prévisible – un récit selon lequel l’Occident nuit à la Syrie par le biais de sanctions, que les élections sont légitimes et qu’Assad, avec la Russie, lutte contre le terrorisme en Syrie », poursuit la spécialiste.
Selon plusieurs observateurs, Moscou n’aurait ni la volonté politique ni la capacité de renverser le dictateur syrien. D’une part, son intervention en Syrie s’inscrit dans un jeu régional. Aux yeux du Kremlin, soutenir le régime de Damas lui permet d’amorcer un retour au Moyen-Orient en s’imposant comme un acteur incontournable de la région, après avoir perdu de son influence lors de la chute de l’Union soviétique au profit des États-Unis. « L’intervention de Poutine en Syrie a changé l’équilibre des pouvoirs dans la région en faveur des forces antiaméricaines et, dans la vision à somme nulle de Moscou, cela place la Russie dans une meilleure position géopolitique », observe Anna Borshchevskaya, pour qui « les principales priorités de Moscou sont la survie du régime au pouvoir en Syrie et la réduction de la primauté américaine dans les affaires mondiales – et les deux sont interdépendantes ».
Dans ce contexte, Moscou a souhaité apparaître comme la puissance qui aide et n’abandonne pas ses alliés. « La région en est arrivée à percevoir la Russie comme une puissance influente qui fait ce qu’elle dit faire. Poutine a dit qu’il sauverait Assad et il l’a fait, contrairement à l’Occident qui a dit qu’Assad devait partir mais n’a pas traduit ses paroles en actes », poursuit la spécialiste.
Une rhétorique que le pays a démontré à chaque campagne militaire alors qu’il s’est trouvé en première ligne contre les opposants au régime de Damas. Ainsi, lors de la dernière en date à Idlib en 2019, Moscou a mené avec le régime de Damas plus d’une centaine de raids aériens par jour dans cette dernière poche rebelle. La Russie semble ici jouer le temps long, convaincue qu’à terme, les autres puissances n’auront pas d’autres choix que de finir par accepter M. Assad. Le rapprochement récent entre Damas et Riyad va ainsi dans son sens.
Processus politique
Mais Moscou est également confronté à des obstacles qui le rendent prisonnier des ambitions du président syrien. Alors que Bachar el-Assad a pris soin d’écarter toute alternative à sa réélection, ce dernier sape également le processus politique entamé par le Comité constitutionnel syrien créé en 2019 sous l’égide de l’ONU afin d’opérer un dialogue entre le régime et l’opposition et de rédiger à terme une nouvelle Constitution syrienne. « La plupart des observateurs syriens ont surestimé le poids politique de la Russie en Syrie et sa capacité à influencer le comportement d’Assad, comme en témoignent les développements de ces dernières semaines », observe Faysal Abbas Mohamad, ancien professeur de relations internationales syro-canadien. « Les Russes ont de nouveau essayé d’inciter Assad à montrer son sérieux au sujet du processus de règlement politique déjà en train de s’essouffler. Ainsi, en mars, ces derniers ont promis une nouvelle série de pourparlers constitutionnels entre les représentants du régime et ceux de l’opposition, qui se tiendrait durant la première semaine d’avril. Puis Moscou a avalé ses paroles, car rien ne s’est matérialisé », ajoute le spécialiste. Alors que l’opposition syrienne réclame un changement constitutionnel permettant la tenue d’élections libres et équitables, Bachar el-Assad joue la montre jusqu’à sa réélection.
Ce dernier est également indispensable au Kremlin pour avoir la main sur tous les services de sécurité du pays et protéger ses troupes sur le terrain. Alors que Moscou bénéficie de multiples intérêts géostratégiques ainsi que d’un aéroport militaire à Hmeimim et d’une base à Tartous, abandonner le régime Assad pourrait s’avérer extrêmement dangereux. « Désireux de préserver ses avancées stratégiques significatives en Syrie, de capitaliser sur ses immenses succès militaires et de commencer à récolter des fruits économiques, le leadership russe considère Assad comme un garant de la “stabilité” et, par conséquent, de ses propres intérêts », expose Faysal Abbas Mohamad.
Sans oublier le solide soutien iranien apporté au régime de Damas. Les Russes ont demandé à plusieurs reprises à ce dernier de faire des concessions dans le cadre du processus politique organisé sous l’égide de l’ONU, mais le pouvoir syrien n’a eu de cesse d’appeler en réaction Téhéran à l’aide. Un jeu qui pourrait désavantager le Kremlin. « Moscou ne peut pas contrôler pleinement Assad, qui est tout à fait indépendant dans sa prise de décisions. En revanche, Assad peut influencer la prise de décision de Moscou sur la Syrie », résume Kirill Semenov, chercheur au Russian international Affairs Council (RIAC)