(OLJ / Par Djavad SALEHI-ISFAHANI, le 08 mai 2021)
Au contrôle de la présidence pendant 24 des 32 dernières années, les modérés en Iran sont sur le point d’être chassés du pouvoir par les urnes, principalement à cause d’une personne: l’ancien président américain Donald Trump.
En 2018, Trump s’est retiré unilatéralement de l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien (JCPOA en anglais) et a réimposé de lourdes sanctions économiques contre la République islamique. L’Iran n’avait pas enfreint les dispositions du JCPOA. Trump entendait simplement obtenir de force davantage de concessions de la part des dirigeants iraniens – voire engendrer suffisamment de détresse économique pour que s’opère un changement de régime. Trump a bel et bien entraîné un changement politique en Iran, mais pas celui qu’il souhaitait. Les partisans de la ligne dure ont en effet triomphé aux élections parlementaires de l’an dernier, écrasant leurs adversaires modérés et réformistes. L’Iran se prépare désormais à l'élection présidentielle de juin, dont les alliés au président sortant Hassan Rohani, défenseur du JCPOA, sont quasiment certains de sortir perdants.
Promesse
Rohani a joué sa réputation sur le JCPOA. Il a remporté la présidence en 2013 sur la promesse selon laquelle, en obtenant un accord nucléaire avec l’Occident, il pourrait enfin libérer l’Iran de sanctions économiques paralysantes, à l’origine de souffrances terribles dans le pays. Cette promesse a particulièrement séduit la classe moyenne iranienne, qui aspirait au changement.
L’Iran doit en grande partie sa classe moyenne aux présidents réformistes passés. De 1989 à 2005, Ali Akbar Hachemi Rafsandjani et Mohammad Khatami ont transformé l’économie iranienne, jusqu’àlors prisonnière des rationnements et de la propriété publique, en une économie de marché au secteur privé dynamique. Leurs réformes de marché, associées à des investissements dans les infrastructures, ont permis d’extraire de la pauvreté plusieurs millions d’Iraniens. Entre 1995 et 2010, la classe moyenne iranienne est passée de 28 à 60 % de la population, et le taux de pauvreté de 33 à 7 %. .
Sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, successeur de Khatami, les choses ont pris un bien mauvais tournant. Ahmadinejad a séduit les conservateurs qui considéraient l’aspiration au mode de vie occidental comme contraire aux valeurs de la révolution islamique de 1979. Sans surprise, les relations avec l’Occident se sont détériorées. En 2010, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté la résolution 1929 imposant un nouvel ensemble de sanctions contre l’Iran auquel il était reproché de ne pas s’être conformé à de précédentes résolutions censées garantir le caractère pacifique de son programme nucléaire. La stagnation économique n’a pas tardé à en résulter.
L’ascension de Rohani en 2013 a été la conséquence d’une révolte de la classe moyenne contre Ahmadinejad et le désastre économique engendré par celui-ci. Lorsque Rohani a conclu le JCPOA en 2015, la situation a commencé à s’améliorer pour l’Iran. Grâce à l’assouplissement des sanctions, l’économie a enregistré une croissance spectaculaire de 13 % en 2016 puis de 7 % en 2017. Conforté par ces avancées, Rohani a remporté l’élection de 2017 d’une marge encore plus importante, recueillant 57 % des voix, notamment grâce à des gains engendrés dans les districts plus aisés et les villes plus peuplées – à l’exclusion des districts à fortes minorités sunnite, kurde ou arabe qui votent généralement pour des candidats non liés au clergé chiite ou à aux gardiens de la révolution.
Retournement
Le renoncement de Trump au JCPOA a tout changé. Les conservateurs iraniens ont exploité la dégradation de l’accord afin de persuader les Iraniens que les efforts fournis par Rohani pour se rapprocher de l’Occident étaient une grave erreur. Le guide suprême lui-même, l’ayatollah Khamenei, a appelé à une « économie de la résistance » censée rendre l’Iran moins vulnérable aux sanctions. L’opinion publique iranienne a suivi son guide. En 2015, année de signature du JCPOA, les trois quarts des Iraniens avaient une vision positive de l’accord. Aujourd’hui, selon un sondage téléphonique publié en février dernier par l’Université du Maryland, cette proportion est tombée à 51 %. En ce qui concerne l'élection présidentielle, l’ayatollah conservateur Ebrahim Raïsi – battu en 2017 – est favorablement considéré par trois Iraniens sur quatre, contre un sur trois pour Rohani. Le sondage n’inclut pas l’un des officiers hauts placés des gardiens de la révolution Hossein Dehghan qui a lui aussi fait son entrée dans la course à la présidence.
Certes, Rohani est en partie responsable du déclin de sa propre popularité. Les avancées économiques permises par le recul des sanctions ont en effet profité disproportionnellement aux plus aisés. Parmi les premiers fruits du JCPOA, 200 nouveaux avions de ligne sont venus améliorer l’expérience touristique des 1 % d’Iraniens qui voyagent à l’étranger. Par ailleurs, Rohani a annoncé en 2018 une forte augmentation du prix de l’essence – une mesure particulièrement difficile pour les plus démunis. Lorsque le président Ahmadinejad en avait fait de même en 2010, il avait au moins mis en place des transferts d’argent pour atténuer la douleur économique. Son successeur ne l’a pas fait, et les Iraniens ont clairement exprimé leur mécontentement lors d’émeutes de masse que les forces de l’ordre ont écrasées. Ce manque de considération pour la justice économique explique en partie les effets contrastés de la brève reprise produite par le JCPOA sur les dépenses réelles par habitant : celle du top 20 % des Iraniens actifs ont grimpé de 15,6 % ; contre une baisse de 4,9 % de celles des 20 % les moins riches. En 2018-2019, lorsque l’économie s’est contractée, le niveau de vie dans les campagnes a chuté de 15 %, tout en restant inchangé à Téhéran et dans ses environs.
Certains imprudents à Washington affirment que les sanctions imposées par Trump conféreraient à son successeur Joe Biden un levier dans les négociations qui se tiennent à Vienne, lui permettant de relancer le JCPOA. Cette conception ignore cependant les dynamiques politiques de l’Iran. Les partisans de la ligne dure dominent aujourd’hui le pouvoir législatif, l’armée, la justice et les médias publics du pays. Lorsqu’ils auront pris le contrôle de l’exécutif en juin, les chances de raviver l’accord nucléaire et de restaurer les relations entre l’Iran et l’Occident seront infimes.
Mais tous les espoirs ne sont pas perdus pour l’administration Biden – comme pour l’Iran. Bien que les négociations soient peu susceptibles d’aboutir à la conclusion d’un nouvel accord avant l’élection du mois de juin, elles peuvent éclairer la voie d’une relance du JCPOA – qui rendra difficile pour le prochain président la possibilité de tourner le dos à l’accord quelle que soit sa volonté d’en sortir.